Chemins de traverse – 883 / André Comte-Sponville

André Comte-Sponville

Je ne connais pas de plus bel arbre, ni qui me réjouisse autant. Le hêtre immense, à l’écorce lisse et douce comme une peau humaine, à l’ascension sans détour, à la ramure fière et généreuse: c’est lui, l’arbre vraiment royal! Le chêne à côté, quoique parfois de même taille, semble plus humain, plus émouvant, plus héroïque peut-être: c’est qu’il est noueux, rugueux, tortueux, enfin presque torturé. Rien de tel chez le hêtre: lui semble au-dessus de ces tourments. Il n’en est que plus élégant, plus noble, plus majestueux. Il pousse droit et haut, comme une évidence, dresse largement ses branches, comme pour embrasser le ciel, pendant que ses feuilles, qu’il a plutôt petites et fines, laissent passer la lumière: son ombre est légère, mobile et douce.

On compare toujours son tronc aux fûts des cathédrales gothiques. Mais ce n’est vrai qu’en forêt, à condition qu’elle soit de haute futaie: parce que chaque hêtre, y luttant contre tous les autres, monte le plus directement possible vers la lumière. Dans le bocage, où j’habite une bonne partie de l’année, c’est différent: le hêtre a de la place, entre prairies et chemins, il prend ses aises, il s’étale, sans rien perdre pourtant de sa puissance ascensionnelle, de sa magnificence, de son éclat. Il ne lutte plus; il triomphe.

Le chêne, arbre tragique, triomphe aussi, à sa façon, mais lutte encore. Le hêtre, arbre apollinien, semble avoir trouvé la paix et nous en donne.

André Comte-Sponville, Auprès de mon arbre – Le hêtre, dans: Revue Philosophie / Hors-série No 53 (Philosophie Magazine, 2022)

image: https://www.gralon.net)

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