Chemins de traverse – 502 / Jules Supervielle

Jules Supervielle

Je vous vois aller et venir sur le tremblement de la Terre
Comme aux premiers jours du monde,
mais grande est la différence.
Mon oeuvre n’est plus en moi, je vous l’ai toute donnée.
Hommes, mes bien-aimés,
je ne puis rien dans vos malheurs,
Je n’ai pu que vous donner votre courage et les larmes,
C’est la preuve chaleureuse de l’existence de Dieu.

L’humidité de votre âme
c’est que ce qui vous reste de moi.
Je n’ai rien pu faire d’autre.
Je ne puis rien pour la mère dont va s’éteindre le fils
Sinon vous faire allumer, chandelles de l’espérance.
S’il n’en était pas ainsi, est-ce que vous connaîtriez,
Petits lits mal défendus, la paralysie des enfants.
Je suis coupé de mon oeuvre,
Ce qui est fini est lointain et s’éloigne chaque jour.

Quand la source descend du mont
comment revenir là-dessus?
Je ne sais pas plus vous parler
qu’un potier ne parle à son pot,
Des deux il en est un de sourd,
l’autre muet devant son oeuvre
Et je vous vois avancer vers d’aveuglants précipices
Sans pouvoir vous les nommer,

Et je ne peux vous souffler
comment il faudrait s’y prendre,
Il faut vous en tirer tout seuls
comme des orphelins dans la neige.
Et je me dis chaque jour au delà d’un grand silence:
Encore un qui fait de travers
ce qu’il pourrait faire comme il faut,
Encore un qui fait faux pas
pour ne pas regarder où il doit.
Et cet autre
qui se penche beaucoup trop sur son balcon,
Oubliant la pesanteur,
Et celui-là qui n’a pas vérifié son moteur,
Adieu avion, adieu homme!

Je ne puis plus rien pour vous, hélas si je me répète
C’est force d’en souffrir.
Je suis un souvenir qui descend,
vous viviez dans une espérance.
Secoué par les prières et les blasphèmes des hommes,
Je suis partout à la fois
et ne peux pas me montrer,
Sans bouger je déambule
et je vais de ciel en ciel,
Je suis l’érrant en soi-même,
et le grouillant solitaire,
Habitué des lointains, je suis très loin de moi-même,
Je m’égare au fond de moi
comme un enfant dans les bois,
Je m’appelle, je me hale, je me tire vers mon centre.

Homme, si je t’ai créé c’est pour y voir un peu clair.
Et pour vivre dans un corps
moi qui n’ai mains ni visage.
Je veux te remercier de faire avec sérieux
Tout ce qui n’aura qu’un temps
sur la Terre bien-aimée,
O mon enfant, mon chéri, ô courage de ton Dieu,
Mon fils qui t’en es allé courir le monde à ma place
A l’avant-garde de moi dans ton corps si vulnérable
Avec sa grande misère.
Pas un petit coin de peau
Où ne puisse se former la profonde pourriture.
Chacun de vous sait faire un mort
sans avoir eu besoin d’apprendre,
Un mort parfait qu’on peut tourner et retourner
dans tous les sens,
Où il n’y a rien à redire.

Dieu vous survit,
lui seul survit entouré par un grand massacre
D’hommes, de femmes et d’enfants.
Même vivants,
vous mourez un peu continuellement,
Arrangez-vous avec la vie,
avec vos tremblantes amours.

Vous avez un cerveau,
des doigts pour faire le monde à votre goût,
Vous avez des facilités pour faire vivre la raison
Et la folie en votre cage,
Vous avez tous les animaux
qui forment la Création,
Vous pouvez courir et nager
comme le chien et le poisson,
Avancer comme le tigre
ou comme l’agneau de huit jours,
Vous pouvez vous donner la mort
comme le renne, le scorpion,
Et moi je reste l’invisible,
l’introuvable sur la Terre,
Ayez pitié de votre Dieu
qui n’a pas su vous rendre heureux,
Petites parcelles de moi,
ô palpitantes étincelles,
Je ne vous offre qu’un brasier
où vous retrouverez du feu.

Jules Supervielle, Tristesse de Dieu – La fable du monde, dans: Choix de poèmes (Gallimard, 1947)

image: Sandra Ovono, Retour de pêche (http://sandraovono.com)

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