Hans-Urs von Balthasar
Le coeur du monde – XIII
Ne vous scandalisez pas, vous, les sarments, de la difformité de votre cep. Ne méprisez pas la faiblesse qui vous rend forts. Car en moi la mort est efficace, comme l’est en vous la vie. Pendant que vous êtes forts, je suis encore faible; pendant que vous paradez dans les honneurs, je suis méprisé; jusqu’à cette heure je souffre la faim et la soif, la nudité et les coups, je suis le proscrit qui s’épuise au travail, le maudit qui bénit, le persécuté qui supporte tout avec patience, le consolateur calomnié, le rebut du monde – je suis aujourd’hui encore, toujours encore, l’eau courante avec laquelle vous vous lavez tous.
Et comme vous m’avez méprisé, vous méprisez également mes disciples et mes envoyés, car la même loi de faiblesse s’exerce en eux aussi; et parce que toute vie puise son origine dans l’impuissance, et même dans la bassesse, je leur ai assigné la dernière place comme à des malfaiteurs que l’on condamne à mort. Mais de même que moi, crucifié dans la faiblesse, je vis dans la force de Dieu, ainsi par la même force de Dieu, ils donneront en moi, à votre endroit, la preuve qu’ils sont vivants. Car voyez, en eux ma vie a commencé à se mouvoir et eux-mêmes, comme mes prémices, ont commencé à mûrir. De même que le fraisier étend de longues tiges et qu’à leur extrémité se forment des racines et bientôt une nouvelle plante, ainsi j’ai multiplié le centre que je suis, et j’ai érigé de nouveaux centres dans des coeurs issus du mien.
Mes fils deviendront eux-mêmes des pères et le sang jailli du coeur de mes apôtres fera fleurir de nouvelles communautés. Car ma grâce est toujours féconde, et le présent que je donne est la grâce de donner à d’autres. La prodigalité, voilà mon trésor, et seul me possède celui qui me répand. Ne suis-je pas en effet le Verbe, c’est-à-dire la Parole, et comment possède-t-on une parole, sinon en la proférant?
Et maintenant, avant que je me sépare de vous en qualité d’homme particulier qui s’en va là où vous ne pouvez pas me suivre, avant que je ressuscite en vous avec ma voix mille fois multipliée, qui sera votre voix, la voix du choeur de l’Eglise, je veux, une dernière fois élever ma voix d’homme entre les hommes, et je prie en m’adressant au Père: Père, l’heure est venue, glorifie ton Fils afin que ton Fils te glorifie…
Hans Urs von Balthasar, Je suis la vigne, dans: Le coeur du monde (Desclée de Brouwer, 1956)
image: Carmel du Pâquier, Suisse (carmel-lepaquier.com)