Chemins de traverse – 547 / Laurent Gaudé

Laurent Gaudé

Je vous ai vus
Et vous m’avez mené jusqu’à cette église,
Un peu plus haute que les autres baraques
Et cerclée d’une palissade de bois.
Sainte-Détresse-des-Erythréens.
 
Je m’arrête.
Je reste là,
Devant cette bâtisse fragile,
Improbable.
Qu’est-ce que Dieu est venu faire ici?
 
Une cloche pend devant la porte.
On a habillé la façade pour Noël.
Il y a donc des hommes, des femmes
Qui savent encore prier?
Notre-Dame-des-Jungles, donnez-moi la force…
Notre-Dame-des-Jungles,
faites que que nous réussissions à passer…
Sainte-Mère-de-l’Usure-et-de-la-Honte,
Sainte-Solitude-d’Afrique-au-Milieu-des-Dunes,
Merci.
D’avoir construit cette église –
La plus belle que j’aie jamais vue,
Merci.
 
Je n’irai pas y prier car je n’ai pas de Dieu
Mais elle est le signe de votre dignité
Et d’un espoir, encore, en vous,
Malgré la crasse et l’usure du vent.
 
Notre-Dame-des-Jungles,
Veillez sur les tentes, les baraques,
Les désespoirs.
Veillez sur la vie qui est là, encore,
S’accroche, lutte pour ne pas céder,
Résiste à la malnutrition,
A la faiblesse face au froid,
Aux fièvres et aux crachats.
 
Notre-Dame-des-Jungles,
On vous brûlera peut-être demain,
Les incendies prennent vite ici
Et courent d’une baraque à l’autre.
A moins que les pelleteuses
Ne vous renversent
Lorsqu’elles l’auront décidé…
 
Pourquoi devriez-vous survivre à tout?
Pourquoi ne connaîtriez-vous pas le même sort
Que ceux qui vous ont construite?
Peut-être ne serez-vous plus là
Lorsque je reviendrai,
Mais du moins vous avez existé,
Notre-Dame-des-Jungles,
Et cela ne sera pas oublié.
 
Je m’arrête là,
Sans entrer dans l’église.
J’ai poussé la bâche qui sert de porte.
J’ai vu les tapis propres,
Les petites lumières, chiches,
Mais joliment agencées,
J’ai vu l’autel où vous déposez vos espoirs.
Je n’entre pas, ne passe pas le seuil,
Car je ne suis pas un des vôtres
Mais je dépose dans le sable
Mouillé par la pluie
Les mots que j’ai en moi.
 
Ci-gît la France
Qui n’a pas le courage de ses valeurs.
Ci-gît l’Europe et mon âme
D’avoir vu votre misère.
Ci-gît un peu de l’homme d’où qu’il soit,
Car en des terres
Le mot « frère » a été oublié.
 
Et lorsque les pelleteuses
Auront fait place nette,
Lorsqu’elles auront piétiné
Ce que vous avez patiemment construit,
Elles s’apercevront peut-être,
Mais trop tard,
Que ce sur quoi elles roulent,
Ce qu’elles tassent,
Et font disparaître,
C’est notre dignité.
 
 Laurent Gaudé, Notre-Dame-des-Jungles / extrait, dans: De sang et de lumière (Actes Sud, 2017)

image: La jungle de Calais, France / 2016 (images.midilibre.fr)

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