Jean Giono
L’homme, on a dit qu’il était fait de cellules et de sang. Mais en réalité il est comme un feuillage. Non pas serré en bloc, mais composé d’images éparses comme les feuilles dans les branchages des arbres et à travers desquelles il faut que le vent passe pour que ça chante. Comment voulez-vous que le monde s’en serve s’il est comme une pierre? Regardez une pierre qui tombe dans l’eau, elle troue, l’eau n’est pas blessée et la voilà qui fait son travail d’usure et de roulis. Il faut qu’à la fin elle gagne et la voilà au bout de sa course qui aplatit à petits coups de vague la boue docile de ses alluvions. Regardez une branche d’arbre qui tombe dans l’eau. soutenue par ses feuillages, elle flotte, elle vogue, elle ne cesse jamais de regarder le soleil. A la fin de sa transformation, elle est le germe, et des arbres et des buissons poussent de nouveau dans les sables.
Je ne dis pas que la boue est morte, ni la pierre, rien n’est mort. La mort n’existe pas, mais quand on est une chose dure et imperméable, quand il faut être roulé et brisé pour être dans la transformation, le tour de la roue est plus long. Il faut des milliards d’années pour soulever le poids des mers, avec des millimètres de boue refaire des montagnes de granit. Il ne faut que cent ans pour construire un châtaignier en dehors de la châtaigne, et quiconque a senti un jour de printemps sur les plateaux sauvages l’odeur amoureuse des fleurs de châtaignes, comprendra combien ça compte de fleurir souvent.
Jean Giono, Le chant du monde (coll. Folio/Gallimard, 2000)
image: La Durance, Hautes-Alpes / France (jeangiono.blogspot.ch)