Morceaux choisis – 368 / Philippe de Jésus-Marie

Philippe de Jésus-Marie

La régression de la mémorisation est, à notre avis, un des aspects les plus problématiques des comportements actuels. Pourquoi? Parce qu’ils assimilent la mémoire humaine à un simple stockage de données tel qu’il est opéré par un ordinateur. Or les plus récentes études des neurobiologistes ont, au contraire, manifesté l’incroyable richesse et l’étonnante souplesse du fonctionnement du cerveau dans le processus de la mémorisation. Notre cerveau est un organe vivant, beaucoup plus complexe que toutes les machines que l’on pourra inventer, dans la mesure où il combine dans ses échanges internes des signaux biologiques, électriques et génétiques avec une infinité de gradations et un perpétuel renouvellement.

En ce sens, le travail de notre mémoire assume toute cette palette d’événements et digère dans un temps plus ou moins long les données reçues de manière à les associer, les transformer avec une plasticité fascinante, tandis qu’une donnée informatique sera indéfiniment copiée sans la moindre altération ni le moindre enrichissement. C’est dans cette différence radicale que se trouve le terreau originel de la poésie et de toute la créativité humaine, transcendant par le biais même de sa fragilité et de son élasticité les échanges impeccables et inaltérables des bits qui réduisent le monde en alternance de 0 et de 1! La mémoire n’est pas qu’un stockage purement quantitatif, mais le développement d’un esprit uni à un corps, et donc l’écho d’une histoire toujours inédite.

Cet appauvrissement de la mémoire, qui n’a rien à voir avec la purification que prêche saint Jean de la Croix, n’est pas sans conséquence sur notre vie intérieure. Comme nous le montre le portrait de la Vierge Marie tracé par saint Luc (elle gardait tous les faits et les paroles de son Fils en son coeur), comme nous l’apprennent les cultures de la transmission orale, la mémorisation permet en effet l’appropriation personnelle, l’acquisition d’un vocabulaire qui nous permettent d’exprimer ce qu’il y a de plus profond en nous. L’exemple du Magnificat, riche de si nombreux thèmes bibliques, et pourtant éminemment personnel, en est la meilleure illustration.

Mémoriser, c’est donc édifier la demeure de notre propre liberté, de notre capacité à juger.

Philippe de Jésus-Marie, La vie spirituelle à l’heure du portable / extrait, dans: Collectif, L’art de vivre (coll. Vives Flammes/Editions du Carmel, 2013)

image: J.G. Rueg, La vierge sage de la parabole – Fresque de l’église de Flüeli Ranft, Commune de Sachseln – Obwald / Suisse (editionsducarmel.fr)

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