Madeleine Delbrêl
Vous nous avez conduits cette nuit dans ce café qui s’appelle Le Clair de Lune. Vous aviez envie d’y être Vous, en nous, pendant quelques heures, cette nuit. Vous avez eu envie de rencontrer à travers nos misérables apparences, à travers nos yeux mal voyants, à travers nos coeurs mal aimants, tous ces gens qui sont venus tuer le temps.
Et parce que Vos yeux s’éveillent dans les nôtres, parce que Votre coeur s’ouvre dans notre coeur, nous sentons notre faible amour s’épanouir en nous comme une large rose, s’approfondir comme un refuge immense et doux pour tous ces gens dont la vie bat autour de nous.
Le café n’est plus alors un lieu profane, ce coin de terre qui semblait Vous tourner le dos. Nous savons que, par Vous, nous sommes devenus la charnière de chair, la charnière de grâce, qui le force à tourner sur lui, à s’orienter malgré lui, en pleine nuit, vers le Père de toute vie. En nous, le sacrement de Votre amour s’opère. Nous nous lions à Vous avec toute la force de notre obscure foi, nous nous lions à eux avec la force de ce coeur qui bat pour Vous, nous Vous aimons, nous les aimons, pour qu’une seule chose soit faite avec nous tous.
En nous, attirez tout à Vous… Attirez le vieux pianiste qui oublie l’endroit où il est et joue pour la seule joie de bien jouer, la violoniste qui nous méprise et vend chaque coup d’archet, le guitariste et l’accordéoniste qui font de la musique sans savoir nous aimer. Attirez cet homme triste qui nous raconte des histoires soi-disant gaies; attirez le buveur qui descend en tanguant l’escalier du premier étage, attirez ces êtres affalés, isolés derrière une table et qui sont là seulement pour ne pas être ailleurs; attirez-les en nous pour qu’ils Vous y rencontrent, Vous qui, seul, avez le droit d’avoir pitié. Dilatez notre coeur pour qu’ils y tiennent tous; gravez-les dans ce coeur pour qu’ils y soient inscrits à tout jamais.
Tout à l’heure vous nous conduirez sur la place encombrée des baraques de foire. Il sera minuit ou plus tard. Seuls resteront sur le pavé ceux dont la rue est le foyer, ceux dont la rue est l’atelier. Que les bondissements de Votre coeur enfouissent les nôtres plus bas que les pavés, pour que leurs tristes pas marchent sur notre amour et que notre amour les empêche de s’enfoncer plus bas dans l’épaisseur du mal.
Il restera, autour de la place, tous les marchands d’illusion, marchands de fausses peurs, de faux sports, de fausses acrobaties, de fausses monstruosités. Ils vendront leurs faux moyens de tuer l’ennui vrai qui fait se ressembler tous les mornes visages. Faites-nous exulter dans Votre vérité et leur sourire d’un vrai sourire de charité.
Plus tard, nous monterons dans le dernier métro. Des gens y dormiront. Ils porteront, marqué sur eux, un mystère de peine et de péché. Sur les bancs des stations presque désertes, des ouvriers âgés, harassés, faibles, attendront que les trains s’arrêtent pour travailler à réparer les avenues souterraines.
Et nos coeurs iront toujours s’élargissant, toujours plus lourds du poids des multiples rencontres, toujours plus lourds du poids de Votre amour, pétris de Vous, peuplés de nos frères les hommes.
Car le monde n’est pas toujours un obstacle à prier pour le monde. Si certains doivent le quitter pour le trouver, et le soulever vers le ciel, d’autres doivent s’enfoncer en lui, pour se hisser, mais avec lui, au même ciel.
Dans le creux des péchés du monde, Vous leur fixez un rendez-vous, collés au péché: avec Vous ils vivent un ciel qui les tire et les écartèle.
Pendant qu’avec eux Vous continuez à visiter la morne terre, avec Vous, ils grimpent au ciel, ils sont voués à une assomption pesante, engaînés dans la boue, brûlés par Votre Esprit, liés à tous, liés à Vous, chargés de respirer dans la vie éternelle, comme des arbres pour des racines enfouies.
Madeleine Delbrêl, Liturgie des sans-office, dans: La joie de croire (coll. Livre de Vie/Seuil, 1995)